Le crépuscule venait, étendant sur la terre une lueur jamais monotone. Les hirondelles planaient pour disparaître soudain dans leurs nids moelleux de plâtre, malicieusement plaqués sous les plafonds des maisons.

Kapia quitta sa femme et ses enfants pour se rendre à son travail : il était veilleur de nuit. Depuis longtemps, il gardait les biens de ses riches voisins.

Tous les soirs, il allumait un grand feu de bois et surveillait les alentours afin que les léopards et les chacals ne vinssent pas égorger les chèvres et les poules dans les étables. Durant cette période, lors des danses sous la lune, à l’instant où les jeunes filles et les garçons se côtoient et s’enlacent aux rythmes chauds et excitants ou lorsque tout jeune célibataire se cherche un partenaire idéal, le gardien du village épie le cri des fauves dans la savane et guette les jeunes gens en extase, afin de les protéger de leurs excès.

Cependant, ces derniers temps, il finissait les nuits meurtri, battu, courbaturé par d’invisibles et menaçants ennemis. Il entendait chaque fois leur rire moqueur et le vacarme qu’ils provoquaient.

Un soir, dans le village, passa un roi qui ne riait plus. Sa vie lui semblait morose et sans humour.

Sa gaieté avait disparu. Ayant surpris le surveillant plein d’allégresse, malgré les contraintes de son métier, le roi le questionna :

– Qu’est-ce qui vous amuse tant ? Pourquoi riez-vous tout seul ?

– Ne pensez surtout pas que je suis fou ! Je ne suis pas seul à me réjouir. Je vis ce que le commun des mortels ignore. Je partage mes heures avec les êtres les plus fabuleux qui soient.

Étonné, le roi voulut en savoir plus. Il insista pour qu’il lui révélât son secret. Le veilleur hésita, pensif et lui dit enfin :

– Voyez-vous, Majesté, je rencontre chaque nuit des personnages que, tout votre règne durant, vous n’avez jamais vus. Il y a des jours plus heureux que les autres, les plus sinistres étant ceux durant lesquels la mort vient me raconter ses aventures. Personnellement, je préfère les visites du rire, de la danse ou de la parole. Eux me font passer des soirées agréables.

Curieux et émerveillé, le souverain avait une folle envie de découvrir toutes les choses nouvelles dont on venait de lui parler. Il manifesta son intérêt, sans la moindre réserve. Le veilleur de nuit accepta de se faire remplacer pour la première fois. Il rentra immédiatement chez lui.

Aussitôt seul, le roi commença la ronde nocturne. Il erra d’un coin à l’autre du village et revint s’asseoir au coin du feu. Dès les premières heures, il aperçut des silhouettes étranges qui mimaient. Soudain, le silence devint long et pesant, l’atmosphère lourde et sinistre. Le roi frissonna. Une ombre s’approchait, dérobant une part de la faible clarté du feu de bois. Une main inconnue, invisible, passait à travers les ténèbres pour lui tirer les oreilles. Il sentit en même temps quelqu’un lui chatouiller la plante des pieds. Il trouva cela amusant, car il n’avait jamais connu pareille aventure. Aussitôt, il se sentit jovial comme si un bonheur ineffable lui avait percé l’âme. Il se mit à rire de tout cœur. Il reçut alors un énorme coup sur la tête qui le précipita au sol. La nuit durant, il combattit d’invisibles adversaires et lutta de toutes ses forces afin d’échapper aux tours pendables qu’ils lui jouaient. Il les voyait apparaître tour à tour et courait dans tout le village à la recherche de ses agresseurs.

Au petit matin, il poussa un soupir de soulagement quand retentit le chant du coq. Les oiseaux sifflaient dans le feuillage. L’aube allait paraître. Le ciel était pur, bleu et ensoleillé. Le roi se surprit à rire, à l’idée d’être enfin libéré de cette corvée. Il se sentait modeste, séduit, joyeux et content de ce qu’il avait appris en cette nuit originale.

Le jour était venu, les oiseaux chantaient l’aurore. Des hommes et des femmes à pied commençaient à quitter les villages pour se rendre aux champs, à la chasse ou à la pêche.

Il était l’heure pour le roi de regagner son palais. Il quitta avec regret ce lieu où il avait découvert l’immensité du monde et la beauté de l’irréel. Il s’en alla, non sans être allé remercier le brave veilleur de nuit de l’avoir laissé profiter de son expérience et de lui avoir enfin rendu le rire et la vivacité.

Source : KAMANDA SYWOR, Kama, 2004. Eben’a. Paris : Éditions Eben’A. ISBN 978-2-913123-02-1, pp. 354-357.